Généalogie de Pratiques de la folie
L’association Pratiques de la folie, c’est un fait, a suspendu ses activités. Il s’agit aujourd’hui de se donner un temps et de faire retour sur le chemin parcouru, avant de pouvoir décider de la fin ou de la poursuite du mouvement. Les questions portées par PLF depuis son origine n’ont certes pas été épuisées pendant ces quelques 20 années, et la perspective critique qui avait été construite pour les affronter est restée, de l’avis partagé, juste et pertinente. Alors pourquoi ce suspens ?
Comme ce fut le cas dès la fondation de PLF, on peut dire que ce qui reste à penser, dans les termes que nous avons soutenus, c’est le rapport entre singularité et la pluralité ou, pour être plus précis, entre folie et démocratie. Cette question ne s’est en aucune façon épuisée, mais ses coordonnées se déplacées, à l’aune des bouleversements que chacun peut constater dans la culture, dans ce qui fait notre monde dit ultralibéral.
Faire retour aux archives, c’est se donner le temps d’un détour, pour interroger notre propre discours, et peut-être ouvrir la question d’un changement de perspective.
Pour ceux qui n’ont pas partagé l’aventure à son départ, on dira quelques mots des origines de l’association, ce qui constitue bien sûr une lecture orientée. En premier lieu, et contrairement à l’opinion courante, il faut dire que l’association PLF a été fondée dans un deuxième temps, soit après un premier temps souvent méconnu, du fait de son statut … « syndical ». C’est en effet au sein d’un syndicat de jeunes psychiatres issu du mouvement de 68, que la décision a tout d’abord été prise de faire coupure avec les autres syndicats de psychiatres, en définissant l’objet en cause, « la psychiatrie », comme lieu d’exercice d’un pouvoir spécifique, sur la folie . « La psychiatrie » en cause, c’était d’abord les contradictions internes au champ psychiatrique, et non pas les avatars de la corporation des psychiatres.
La rupture était précise à cet endroit, puisqu’elle situait les pratiques psychiatriques comme étant en elles-mêmes traversées par des contradictions structurelles. La psychiatrie n’était donc ni bonne ni mauvaise, mais ses pratiques étaient le lieu le lieu conflits inéliminables, dans lesquels chaque psychiatre avait à se situer. Si les autres syndicats de psychiatres se souciaient avant tout des enjeux de la corporation, c’est que « la » psychiatrie leur paraissait unifiée et consistante. Tel était donc le point de perspective posé par le nouveau nom : Syndicat « de la Psychiatrie ». « La psychiatrie » était par essence le produit d’un partage de la Raison, ceci découlant de l’enseignement de Foucault. Il faut dire que, pour des médecins, se réclamer de Foucault à cette époque était particulièrement mal vu.
Le moins que l’on puisse dire en effet c’est qu’une telle orientation faisait rupture dans le champ psychiatrique, et du coup elle nécessitait un lieu de pensée pour développer une pensée critique. D’où l’idée d’une association qui donnerait un cadre à ces travaux (séminaires, colloques), Pratiques, c’est à dire retour théorique sur les pratiques, de la folie, et non pas des maladies mentales.
Mais il faut, avant de poursuivre, remonter encore d’un cran pour prendre la mesure de cet acte de fondation, car si l’association mettait ses pas dans ceux du Syndicat de la Psychiatrie, un premier pas avait été effectué auparavant, celui de la fondation du Syndicat de la Magistrature. Le combat des petits juges rouges avait passablement secoué la torpeur où ronflait la magistrature, et un travail théorique radical avait produit des textes qui explicitaient sa position et son action. Il fallait par exemple montrer en quoi le droit, qui se présentait comme discours neutre, participait dans ses fictions et ses pratiques, d’une gestion du pouvoir. La lecture et la pratique juridiques n’étaient ni neutres ni purement « techniques ». Ainsi, de la même manière que cela avait été fait dans le champ juridique, il s’agissait d’interroger « la » clinique, sans la couper de ses effets structuraux ségrégatifs. Tout comme le SM avait changé le regard sur la prétendue neutralité du droit, le SP était aux avant gardes d’un travail critique.
Il s’agissait donc de situer autrement l’objet de la psychiatrie. On devine que cette rhétorique n’était pas spécialement bien accueillie dans le milieu, même si son influence pouvait à l’occasion être avérée.
Un nom viendra ici faire balise, celui de Michel Foucault. Le nom même de l’association – pratiques de la folie faisait référence explicite à ce choix, et constituait une prise de parti. C’est peu dire que dans le milieu psychiatrique le nom de Foucault était honni, et sa pensée peu diffusée. Henri Ey, du haut de son autorité, avait déclaré que cette œuvre était « psychiatricide ». Rappelons qu’à l’époque le terme même de folie était repoussé, au nom d’un retour au sérieux de la science à venir, et que la nouvelle vague éditoriale des Dits et Ecrits et des Séminaires n’avait pas encore déferlé. On rappellera a contrario le soulagement de la gent psychiatrique quand Marcel Gauchet et Gladys Swain prétendirent avoir lavé l’affront foucaldien, tandis que la grande préface du livre La pratique de l’esprit humain se distinguait par son style haineux à l’endroit … de la psychanalyse.
Une précision importante à cet endroit. Il faut savoir que, contrairement à l’orientation des mouvements anti-psychiatriques déclarés encore actifs dans cette période, le combat anti-asilaire du Syndicat de la Psychiatrie n’a jamais soutenu la thèse d’une sociogénèse des maladies mentales, ni adopté un discours strictement anti-psychiatrique. Le slogan « La liberta e terapeutica », qui s’étalait sur les murs de l’asile de Gorizia, fut certes reproduit sur les murs de Sainte Anne lors de l’aventure italianissime du « Cheval Bleu », mais le débat avec les collègues de Psichiatrica democratica fut toujours des plus vifs sur ce point.
Enfin, soulignons le trait original du statut de l’association : le fait « syndical » excluait l’hypothèse d’un quelconque discours de la science pour rendre compte de ces faits de discours, et rappelait à tous qu’il s’agissait d’enjeux de pouvoirs, qui restaient à définir. Le statut de l’association était en quelque sorte inscrit dans cette perspective paradoxale. D’un côté le Syndicat de la Psychiatrie était symboliquement lié à l’association, en la personne de son président. D’un autre côté, l’association était d’accès libre à tous, professionnels ou pas. Cette disposition a très certainement relativisé, au fil des années, le poids des psychiatres dans PLF au profit d’un nombre important d’autres collègues, et spécialement des psychanalystes. Soulignons qu’il est un fait que le Syndicat ne tenta jamais de peser sur les orientations ou les choix de travail de PLF.
L’association Pratiques de la folie fut donc créée selon une orientation que l’on peut formuler ainsi : la psychiatrie a pris sa consistance historique de légitimer le rejet de la folie, tout en confortant la raison partagée. Penser, déplier cette hypothèse (développée par Foucault et saluée par Lacan) et ses conséquences pratiques (cliniques) constituait ainsi l’objet du travail à engager.
Sur le plan de la méthode, il convient d’expliciter les conséquences de la perspective critique de PLF, et son axe de travail. Il est possible de le dire simplement. La maladie mentale (aujourd’hui les « troubles » de toutes sortes) présuppose la raison. Le fou, celui qui est désigné tel, l’est nécessairement du point de vue de la raison. Ce point de vue, que l’on pourrait tout aussi bien nommer Kultur, si on est freudien, ou « discours » (au sens foucaldien aussi bien que lacanien) fait partie de la clinique de la folie. Celui qui rejette, celui qui nomme voire qui dénonce le fou, c’est un autre, qui se situe d’un point de vue universel. Du moins c’est que dont il veut se persuader et s’assurer. Le fou, c’est celui qui est dit fou. Dit par un autre, dont la raison est autrement située. Ce regard, ce point de vue, c’est toujours le point limite d’une communauté humaine. La ségrégation, qui se déduit du diagnostic, constitue sa pente institutionnelle majeure. Mais il arrive que la culture accueille cette différence radicale, et certes les artistes sont souvent aux avant-postes de ces accueils. D’une certaine façon, tout rejet, toute ségrégation de la folie constitue l’échec d’une communauté utopique, d’un « vivre ensemble ».
Le psychanalyste – s’il ne recule pas devant la psychose, disait Lacan – se fait au contraire lieu d’adresse de la parole folle, et tente, avec d’autres, de trouver des lieux d’asiles véritables. Des lieux de parole. Le praticien de la folie peut ainsi chercher, avec d’autres, à accueillir les dires de la folie en tant qu’ils questionnent le lien social et ouvrent à une autre raison, que l’on dira poétique pour faire entendre ce privilège du dire. A partir d’une question « clinique », il est possible ainsi de tenter d’ouvrir, de trouver et retrouver les harmoniques de la question et non sa seule prétendue spécificité.
On examinera sous cet angle dans le site l’ensemble des titres des colloques organisés par PLF , et on y lira cet effort. Prenons l’exemple du colloque Frontières de l’hospitalité : s’il s’agissait en première intention d’interroger l’accueil de la folie, à savoir « l’hospitalisation » pour le dire en termes techniques, en quoi pouvait-on dire que cette question concernait chacun, et la communauté comme telle ? on le vérifia : changer le nom du colloque, déplacer l’équivoque y contribua : en lieu et place d’hôpital, on posa hospitalité, ce qui bouleversa la question princeps, celle de l’asile comme lieu utopique de la psychiatrie. Donner accueil, donner asile certes, mais jusqu’ou ? Y a-t-il des frontières de l’hospitalité ? des limites à l’accueil de la misère du monde ? ainsi fut promu ce signifiant bien avant qu’il ne revienne actuel dans nos sombres temps. Hélas, la question ainsi posée n’a pas pris une ride. En déplaçant le regard, en interrogeant à l’envers les signifiants des pratiques de la folie, c’est la raison elle-même qui se trouvait questionnée, dans les découpages ségrégatifs qu’elle ne cesse de reconstruire.
On lira donc dans le site les tentatives critiques plus ou moins fructueuses de créations boiteuses, vouées à déséquilibrer les espaces convenus et on y repèrera sans doute aisément un faisceau de questions récurrentes, qui ne cessent de revenir aujourd’hui, dans un monde asilaire qui fait son grand retour.
Retour de l’asile, tel est en effet le nom, la caractérisation principale du monde psychiatrique contemporain. Il est sans doute urgent de reprendre à ce propos les analyses de ce que nous avions nommé la logique asilaire, ensemble de discours et de dispositifs dont il fallut démonter la structure, faute de quoi les agents (du discours) se désespèrent et/ou justifient l’injustifiable. Car la psychiatrie – il faudra à nouveau le montrer – est une pratique de pouvoir, et l’histoire nous a appris que la logique ségrégative s’impose parfois jusqu’à l’horreur instituée.
Mais si Foucault nous a aidé à penser la psychiatrie, dans un moment historique où la preuve a pu être faite qu’une autre psychiatrie était possible – quel que soit le nom que ses acteurs aient pu lui donner – nous voici face a une autre logique, qu’il faut à nouveau démonter. On pourrait la définir ainsi : le chiffre en lieu et place des mots. Il est difficile d’en rendre raison, mais c’est pourtant strictement nécessaire. L’utopie de ce nouveau monde, ce serait d’ordonner les actes humains – pour autant que la robotique ne les supplante pas totalement – de telle sorte que les mots ne soient plus nécessaires pour ordonner les flux humains. La langue nouvelle, ce serait celle qui ne connaît, qui ne souffre aucune équivoque. Disons aucune poésie, mais des chiffres.
Et pour cela, il faut l’universaliser, c’est à dire désarrimer les mots des actes et pour cela effacer les actes.
Franck Chaumon
Novembre 2017