Généalogie de PLF  

Il ne suffit certes pas de publier des archives pour que les enjeux théoriques et pratiques dont elles témoignent soient aisément accessibles. On fait pourtant ici le pari que la publication de l’intégrale des arguments des séminaires et colloques tenus durant un quart de siècle par l’association Pratiques de la folie peut contribuer à nourrir un débat qui ne cesse de s’épuiser. 
Pour l’essentiel, l’activité de PLF s’est centrée sur un séminaire mensuel, se concluant sur un colloque annuel. D’autres initiatives ou événements ont été rapportés ici. 

L’idée de réaliser un site des archives de PLFaccessible sur le net s’est imposée dans le même temps que l’association Pratiques de la folie  suspendait ses activités. Comme s’il était nécessaire de se donner un temps et de faire retour sur le chemin parcouru, avant de pouvoir décider de la fin ou de la poursuite du mouvement. 

Les questions portées par PLF depuis son origine n’oncertes pas été épuisées pendant ces quelques 20 années, et la perspective critique qui avait été construite pour les affronter est restée, de l’avis partagé, juste et pertinente. Alors pourquoi ce suspens ?  

Comme ce fut le cas dès la fondation de PLFon peut dire que ce qui reste à penser, c’est le rapport entre singularité et pluralité, ou, pour être plus précis, entre folie et démocratie. Question qui ne s’est en rien épuisée, mais dont les coordonnées se sont déplacées, à l’aune des bouleversements dans la culture, dans le monde que l’on dit ultralibéral. Faire retour aux archives, c’est se donner le temps d’un détour, et peut-être d’un changement de perspective 

 

Pour ceux qui n’ont pas partagé l’aventure à son départ, on dira quelques mots des origines de l’Association. En premier lieu, et contrairement à l’opinion courante, il faut dire que l’association PLF a été fondée dans un deuxième tempsaprès un premier temps souvent méconnu, du fait de son statut … « syndical »C’est en effet au sein d’un syndicat de jeunes psychiatres issu du mouvement de 68 que la décision a tout d’abord été prise de faire coupure avec les autres syndicats de psychiatres, en définissant son objet comme étant « la psychiatrie », à savoir le lieu d’exercice d’un pouvoir spécifique, sur la folie 

Ce nouveau syndicat, dit Syndicat de la Psychiatrie créé dans les années 1970 s’était donné comme objet les contradictions internes au champ psychiatrique, et non pas les avatars de la corporation des psychiatres. La rupture était précisément à cet endroit, puisqu’elle situait les pratiques psychiatriques comme étant en elles-mêmes traversées par des contradictions structurelles. La psychiatrie n’était donc ni bonne ni mauvaise, mais lieu de conflits inéliminables, dans lesquels chaque psychiatre avait à se situerSi les autres syndicats de psychiatres se souciaient avant tout des enjeux de la corporation, c’est que « la » psychiatrie leur paraissait unifiée et consistante. Tel était donc le point de perspective posé par le nouveau nom : syndicat « de la psychiatrie ». « La psychiatrie » était par essence le produit d’un partage de la Raison, ceci découlant de l’enseignement de Foucault. Se réclamer de Foucault était particulièrement mal vu à l’époque1 

Le moins que l’on puisse dire c’est qu’une telle orientation faisait rupture dans le champ psychiatrique, et donc nécessitait un lieu de pensée pour développer une pensée critique. D’où l’idée d’une association qui donnerait un cadre à ces travaux (séminaires, colloques). 

 Mais il faut, avant de poursuivre, remonter encore d’un cran pour prendre la mesure de cet acte de fondation, car si l’association mettait ses pas dans ceux du Syndicat de la Psychiatrieun premier pas avait été effectué auparavant, celui de la fondation du Syndicat de la Magistrature. Le combat des petits juges rouges avait passablement secoué la torpeur où ronflait la magistrature, des actes publics avaient été posés, et un travail théorique radical avait produit des textes qui explicitaient sa position et son action. Il fallait par exemple montrer en quoi le droit, qui se présentait comme discours neutre, participait dans ses fictions et ses pratiques, d’une gestion du pouvoirLa lecture et la pratique juridiques n’étaient ni neutres ni purement « techniques ». De la même manière que cela avait été fait dans le champ juridique, il s’agissait d’interroger « la » clinique, sans la couper de ses effets structuraux ségrégatifs. Tout comme le SM avait changé le regard sur la prétendue neutralité du droit, la psychiatrie devait faire l’objet du même travail critique. 

Il s’agissait donc de situer autrement l’objet de la psychiatrieOn devine que cette rhétorique n’était pas spécialement bien accueillie dans le milieu, même si son influence pouvait à l’occasion être avérée. 

Un nom viendra ici faire balise, celui de Michel Foucault. Le nom même de l’association faisait référence explicite à ce choix, et constituait une prise de parti. C’est peu dire que dans le milieu psychiatrique le nom de Foucault était honni, et son œuvre peu diffuséeHenri Ey, du haut de son autorité, avait déclaré que cette œuvre était « psychiatricide ». Rappelons qu’à l’époque le terme même de folie était repoussé, au nom d’un retour au sérieux de la science à venir, et que la nouvelle vague éditoriale des Dits et Ecrits et des Séminaires n’avait pas encore déferlé. On rappellera a contrario le soulagement de la gent psychiatrique quand Marcel Gauchet et Gladys Swain prétendirent avoir lavé l’affront foucaldien, tandis que la grande préface de l’ouvrage La pratique de l’esprit humain se distinguait par son style haineux à l’endroit … de la psychanalyse.  

Une précision importante. Il faut savoir que, contrairement à l’orientation de mouvements anti-psychiatriques déclarés encore actifs dans cette période, le combat anti-asilaire du Syndicat de la Psychiatrie n’a jamais soutenu la thèse d’une sociogénèse des maladies mentales, ni adopté un discours strictement anti-psychiatrique. Le slogan « La liberta e terapeutica », qui s’étalait sur les murs de l’asile de Gorizia, fut certes reproduit sur les  murs de Sainte Anne lors de l’aventure italianissime du « Cheval Bleu ». Mais le débat avec les collègues de Psichiatria democratica fut toujours des plus vifs.      

Enfin, soulignons le trait original du statut de l’association : le fait « syndical » excluait l’hypothèse d’un quelconque discours de la science pour rendre compte de ces faits de discours, et rappelait à tous qu’il s’agissait d’enjeux de pouvoirs, qui restaient à définir. Le statut de l’association était en quelque sorte inscrit dans cette perspective paradoxale. D’un côté le Syndicat de la Psychiatrie était symboliquement lié au syndicat, en la personne de son président. D’un autre côté, l’association était d’accès libre à tous, professionnels ou pas. Très certainement cette disposition a relativisé, au fil des années, le poids des psychiatres dans PLF au profit d’un nombre important de psychanalystes. Il faut souligner qu’il est un fait que le Syndicat ne tenta jamais de peser sur les orientations ou les choix de travail de PLF. 

L’association Pratiques de la folie fut donc créée selon une orientation que l’on peut formuler ainsi : la psychiatrie a pris sa consistance historique de légitimer le rejet de la folie, tout en confortant la raison partagée. Penser, déplier cette hypothèse (développée par Foucault et saluée par Lacan) et ses conséquences pratiques (cliniques) constituait ainsi l’objet du travail à engager 

Sur le plan de la méthode, il convient d’expliciter les conséquences de la perspective critique de PLF, et son axe de travail. Il est possible de le dire simplement. La maladie mentale (aujourd’hui les « troubles » de toutes sortes) présuppose la raison. Le fou, celui qui est désigné tel, l’est nécessairement du point de vue de la raison. Ce point de vue, que l’on pourrait tout aussi bien nommer Kultur, si on est freudien, ou « discours » (au sens foucaldien aussi bien que lacanien) fait partie de la clinique de la folie. Celui qui rejette, celui qui nomme voire qui dénonce le fou, c’est un autre, qui se situe d’un point de vue universel. Du moins c’est que dont il veut se persuader et s’assurer. Le fou, c’est celui qui est dit fou. Dit par un autre, dont la raison est autrement située. Ce regard, ce point de vue, c’est toujours un point limite d’une communauté humaine. La ségrégation, qui se déduit du diagnostic, constitue la pente institutionnelle majeure. Mais il arrive que la culture accueille cette différence radicale, et certes les artistes sont souvent aux avant-postes de ces accueils. D’une certaine façon, tout rejet, toute ségrégation de la folie constitue l’échec d’une communauté utopique, d’un « vivre ensemble ».  

 

Le psychanalyste – s’il ne recule pas devant la psychose, disait Lacan – se fait au contraire lieu d’adresse de la parole folle, et tente, avec d’autres, de trouver des lieux d’asiles véritables. Des lieux, de parole. Le praticien de la folie peut ainsi chercher, avec d’autres, à accueillir les dire de la folie en tant qu’ils questionnent le lien social et ouvrent à une autre raison, que l’on dira poétique pour faire entendre ce privilège du dire. Alors, à partir d’une question « clinique », il est possible de tenter d’ouvrir, de trouver et retrouver les harmoniques de la question et non sa seule prétendue spécificité.  

On examinera sous cet angle l’ensemble des titres des colloques organisés par PLF, et on y lira cet effort. Prenons l’exemple du colloque Frontières de l’hospitalité en 1998 où il s’agissait d’interroger l’accueil de la folie, soit « l’hospitalisation » en termes techniquesen quoi pouvait-on dire que cette question concernait chacun, et la communauté comme telle ? Changer de nom, déplacer l’équivoque y contribua : en lieu et place d’hôpital, disons hospitalité, et posons-nous la question princeps, celle de l’asile comme lieu utopique de la psychiatrie. Donner accueil, donner asile certes, mais jusqu’ou ? Y a t il des frontières de l’hospitalité ? des limites à l’accueil de la misère du monde ? ainsi fut promu ce signifiant bien avant qu’il ne revienne dans nos sombres temps. On peut dire hélas que la question ainsi posée n’a pas pris une ride. 

Ainsi, en déplaçant le regard, en interrogeant à l’envers les signifiants des pratiques de la folie, c’est la raison elle-même qui se voit questionnée, dans les découpages ségrégatifs qu’elle organise. Le champ du vivre ensemble, autrement dit du politique, trouve là sa vérité.