Pratiques de la folie


Séminaire 2007-2008

 

Parole, vérité, politique.

La novlangue de la bureaucratie engendre une inflation des protocoles et des procédures dans le but déclaré de codifier les pratiques, afin de les garantir et de les évaluer. Nous avons fait depuis plusieurs années l’analyse critique de cette logique du discours expert, et de la prévalence qu’il donne à l’écriture et au chiffre.

Pour les cliniciens, c’est-à-dire pour ceux qui ont affaire à la singularité comme telle, une telle logique méconnait foncièrement le cœur de leur pratique : la parole. Il s’agirait donc dans ce séminaire de faire retour à la parole, à un double titre : en tant qu’elle est le matériau même de la rencontre, et en tant que c’est par elle que l’on peut en témoigner. D’une pratique de la parole, il s’agit de rendre compte par une autre pratique de la parole.

Dans le champ de la psychanalyse, cette question ne cesse de se poser, non sans difficultés : vignettes cliniques, contrôles, présentations de malades, jurys d’agrément, passe… Parler pour évoquer une pratique de la parole (talking cure) certes, mais comment ?  La question du cadre formel de cette autre parole se pose, puisqu’on ne saurait lui appliquer la même règle fondamentale de l’association libre. Il s’agit donc d’élaborer des dispositifs de parole, susceptibles de faire passer au mieux le vif de l’expérience d’une parole advenue dans un autre dispositif.

Cette question ne se pose pas seulement pour la cure type, mais tout autant dans la pratique à plusieurs, comme en témoigne par exemple le mouvement de psychothérapie institutionnelle. Dans cet enjeu d’un passage de la parole d’un lieu à un autre, d’une adresse à une autre, toute la question est de savoir si la vérité passe aussi, ou si la prétendue parole confine au bavardage, voire au faux semblant.

Certes on parle toujours au nom d’une vérité, a fortiori lorsque l’on ment. Mais il n’est pas assuré que, du fait de parler, ladite vérité passe. Par contre on peut soutenir que c’est seulement du fait que la parole trouve son lieu d’adresse qu’il est possible que se produisent des effets de vérité. C’est pourquoi beaucoup de paroles sont sans effet de n’être pas adressées au bon endroit.

Or ce lieu d’adresse ne saurait être dissocié du discours qui le structure, qui lui donne sa forme et sa portée. Car il n’y a pas un seul discours mais bien une pluralité, qui donnent corps à autant de liens sociaux, et ces discours définissent autant de régimes de vérité. Pour le dire autrement, la vérité se décline différemment selon les discours où la parole se déploie, selon les dispositifs dans lesquels elle doit se dire.

La vérité juridique par exemple s’établit selon des contraintes formelles rigoureuses et non pas selon le baromètre des intensités affectives de la parole des inculpés et des victimes. C’est la raison pour laquelle l’hystérisation à quoi on les invite aujourd’hui leur donne bien souvent le sentiment d’avoir été floués.

La vérité dans l’exercice de la souveraineté, si l’on en croit Machiavel, relève d’une autre logique, celle du pouvoir. Dire le vrai à certains, mentir avec discernement, organiser les secrets et les vraies ou fausses révélations relève d’un art auquel il convient de se plier avec rigueur.

Quant à la psychanalyse, expérience qui selon Freud a essentiellement affaire à la vérité, elle nécessite l’élaboration de rien moins qu’un discours spécifique, c’est-à-dire de rigoureuses conditions formelles pour que quelque effet de vérité puisse advenir.

Qu’il y ait une pluralité de discours et donc de régimes de vérité a des conséquences décisives pour l’espace délimité pour leur confrontation. Selon la fiction politique grecque de la démocratie, cette confrontation doit s’organiser autour de l’isagoria – l’égalité de parole. A l’inverse la prétention d’un discours à détenir, fut-ce comme idéal, toute la vérité est anti-politique. C’est la tentation de la pensée unique, de la novlangue dans sa prétention unifiante.

Qu’un discours se tienne n’est pas sans effet sur les autres discours et donc sur leur équilibre relatif, voire sur leur conflictualité. Que la psychanalyse se soutienne dans sa rigueur n’est pas sans effets sur l’équilibre conflictuel des autres discours. Réciproquement, que le discours du pouvoir devienne hégémonique n’est pas sans effet sur la possibilité même de la psychanalyse. Nous en avions dénoncé le cas particulier à propos de l’affaire de la réglementation de l’exercice des psychothérapies.

Que la vérité de la parole ne puisse se dissocier de la conflictualité du politique, c’est la leçon même de la folie. Il est difficile aujourd’hui de le faire valoir, tant elle est l’objet d’une double tentative de réduction. D’un côté le discours de la science voudrait recouvrir la question de la vérité (du sujet) sous l’amas des chiffres mesurant les processus. De l’autre côté la justice sécuritaire voudrait rapatrier le fou dans l’inflation de la responsabilité généralisée. Le fou n’existe plus, seulement un malade, absolument responsable de son mal.

C’est pourquoi sans doute les pratiques qui continuent de situer la parole en leur cœur restent subversives. Mais leur portée est dépendante de leur capacité à faire passer cette parole dans l’espace public. C’est à quoi il s’agit de travailler.