Politique des faux-semblants

Dire, prédire, prescrire

Après l’effondrement des grandes idéologies du 19ème et du 20ème siècle, un nouvel idéal social a été promu ; non pas une utopie nouvelle, mais un présent à portée de main, celui d’une satisfaction généralisée. Bien vivre ensemble s’obtiendrait par l’addition, par la juxtaposition du bien être de chacun. C’est un droit, et chacun peut y prétendre, dans le respect de sa particularité et le souci de toutes formes de parité. Mais c’est un impératif aussi, puisque le bonheur et la sécurité de tous en dépendent. Le sujet est devenu un usager sous surveillance.

La question politique est ainsi dissoute : il faut voir le monde du point de vue de chaque bulle d’intimité. Les arts sont conviés à construire ce nouveau regard, et les sciences à le légitimer. Sciences du corps et de l’esprit sont sollicitées pour dire, prédire et prescrire ce que l’on doit faire afin d’accéder à une vie calme où les obstacles qui se présentent ont tous leur solution : les outils existent, il est donc de la responsabilité de chacun de s’en servir. La « santé mentale » est devenue un impératif catégorique, et la négliger constitue une complicité coupable envers les risques de délinquance. Chacun doit s’asseoir dans son bonheur, se méfiant d’autrui, se méfiant de lui-même. La psychologie est reine ici, elle invite chacun à se constituer en sujet de cette politique, à y consacrer ses capacités, pour s’accorder enfin aux objets du monde. Et certains psychanalystes emboitent le pas à cette entreprise lorsque, disant le monde tel qu’il leur semble, ils n’hésitent pas à prescrire ce qu’il doit être.

L’envers de cette prescription contemporaine de bonheur, c’est un totalitarisme rampant : morgue des discours experts, judiciarisation des moindres liens sociaux, perte de substance de la langue, banalisation de la surveillance, exhortation à la délation, transparence généralisée, mise en cause du secret … Et encore : exigence de guérison, prédictions de dangerosité, soins sous contrainte, contrôles et multiplication des protocoles, partage des informations, mise en réseau des intervenants … La politique du bonheur intime est affaire de gestion quand elle n’est pas de police, elle s’énonce dans une novlangue insidieuse, mensongère, une politique des faux-semblants.

Quoiqu’il se présente comme l’unique voie et qu’il s’énonce dans une langue unifiée qui se prétend la seule possible, cet idéal contemporain ne cesse pourtant d’être démenti. Les questions, les interrogations, les empêchements, les inquiétudes de ceux et celles que nous recevons, petits ou grands, jeunes ou vieux en témoignent, qui cherchent dans la parole l’expression de ce qu’ils vivent Ils s’y avancent avec courage et insistance avec le langage pour seul bagage à créer, à être acteurs de leurs vies, dans leurs pays, leurs maisons, leurs familles, leurs amours. À partir de cette pratique quotidienne nous pouvons témoigner que chacun est dans le désir d’être porteur de sa pensée qui ne peut s’avancer que dans l’échange avec d’autres en dépit des risques, des étrangetés, des inconnus des rencontres.

Malgré le pouvoir de cette langue unifiée qui se prétend la seule audible, le démenti ne cesse d’y être apporté. Les mots continuent à batailler, les révoltes prétendument irrationnelles opposent une résistance à l’impératif de l’efficacité, au rangement morbide de toute pensée. Le réel insiste. Il s’agit de le donner à entendre.